À perte de vue, Nicolas Delprat


À PERTE DE VUE


NICOLAS DELPRAT

10.04.25 - 17.05.25

Dossier de presse

      Dans son texte Aveuglante lumière [1], l’historien de l’art américain Jonathan Crary livre à propos de la toile de Joseph Mallord William Turner Regulus (1828), une lecture placée sous le sceau d’une expérience sensorielle de l’aveuglement, de l’éblouissement qu’il relie aux origines de l’abstraction (dans la toile de Turner le personnage de Regulus, qui reçut en supplice de fixer le soleil, n’étant d’ailleurs pas figuré). Fixer le soleil au risque de se brûler la rétine a d’ailleurs été pour les savants comme pour les peintres source de tourments. Crary met en parallèle le sort de Regulus à celui de trois scientifiques et amis de Turner, dont Joseph Plateau, qui s’abîmèrent la vue en travaillant sur la persistance rétinienne. Cette expérience de la persistance rétinienne et de l’éblouissement est précisément celle que convoque Nicolas Delprat dans sa série des James, une série de toiles née de la rencontre avec une installation du chantre du mouvement Light and Space James Turrell, où la sensation d’une œuvre (une expérience de perception) et sa mémoire ont ouvert la voie à une série de peintures aussi abstraites que concrètes. Il y a dans les toiles de Nicolas Delprat un geste de départ radical : le recouvrement de la toile blanche d’une peinture noire uniforme. De la profondeur du noir l’artiste opère une montée en lumière de la peinture par strates. Il engage un jeu subtil de vibrations où le spectre lumineux apparaît et où le vertige rétinien advient. Dans le diptyque James put back 2 et 3, les deux zones lumineuses à droite et à gauche de chaque tableau invitent à reconsidérer le moment de tremblement entre la zone claire et la zone foncée où l’image se floute et où les nuances de rose se multiplient. Les traces de masquage jouent comme des indices du dispositif pictural où la peinture par strates (du noir à la montée en lumière) se laisse appréhender. Dans cet espace sans perspective, l’œil se perd dans les vibrations de la couleur. Les zones lumineuses, comme un Regulus contemporain, renvoient à ce fantôme de la perception qu’est le souvenir perceptuel laissé par une œuvre. Elles ouvrent chez le spectateur un espace de projection possible. 

      C’est à une expérience de perte de repères spatiaux que nous convie cette fois-ci la série Lost Control. On y reconnaît un motif, la fenêtre, espace de projection mais également de partition entre l’intérieur et l’intérieur et motif de cadrage par excellence de la peinture de paysage qui ouvre traditionnellement sur une vue en perspective (veduta). La fenêtre ouverte sur le monde se retrouve ici littéralement sans perspective (dans la tradition duchampienne de Fresh Widow, 1920). Elle ouvre métaphoriquement sur un imaginaire cinématographique ou encore sur une grille (autre motif cher à la peinture abstraite) où dans le flou de l’image picturale peut naître un espace de projection, comme celui que laisse le halo du projecteur lorsqu’il tape la surface de l’écran ou encore tout dispositif optique attendant le réglage de la netteté avant que n’apparaisse l’image. Comme un panoramique interrompu, la notion de raccord entre chaque tableau renforce l’effet sériel. En 1971 pour le projet Pier 18 mené sur une jetée à New York à l’initiative du commissaire d’exposition Willoughby Sharp, l’artiste conceptuel Jan Dibbets avec la complicité du photographe Harry Shunk propose de réaliser deux séries photographiques avec deux protocoles différents mais des effets similaires : une première série de 12 photographies conservant le même cadrage faisait décliner la lumière mécaniquement par le truchement de la surexposition à la sous-exposition, tandis que dans la seconde série la lumière déclinait naturellement au moment où le soleil se couchait, la course du soleil modifiait donc la perception d’un même cadrage. Or, chez Nicolas Delprat, à travers l’effet sériel, ce sont moins les variations de la lumière qui attirent l’œil qu’un mouvement lent, comme un travelling, qu’une expérience de la distance (la zone de noir dans le bas du tableau allant decrescendo). Chaque rectangle opaque d’un blanc laiteux et flou rappelle un photogramme d’où toute représentation aurait disparu, un point aveugle dans lequel la mémoire peut s’abîmer. 

      La récente série Dynamiques accélère le mouvement. Cette fois-ci l’artiste part de la surface blanche (et n’opère pas de recouvrement du noir vers la couleur). La série a été amorcée pendant le confinement où l’idée d’une surface contaminée accaparait l’espace médiatique. La peinture se poursuit par strates si bien que l’on semble discerner un horizon d’où semble jaillir une explosion de particules en lévitation, après la bataille. Ces giclures à la surface de la toile rappellent les images de la catastrophe comme dans le final explosif de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni où tout semble en suspension. Dans ces troubles de la vision autant que de la mémoire auxquels nous convie l’artiste, l’œil s’égare dans un espace pictural à perte de vue.

                 

Audrey Illouz

Critique d’art et commissaire d’exposition


   



[1] Voir Jonathan Crary, « Aveuglante lumière » in Serge Lemoine, Pascal Rousseau, Aux Origines de l’abstraction (1800-1914), Paris, musée d’Orsay et RMN, 2003 p.105-109

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