Pour sa première exposition à la Galerie Maubert, Sylvie Fanchon a un plan simple : tout dire. Tout dire en peu de mots, en peu de gestes et quelques couleurs, ou, au moins, dire l’essentiel : “GLORY”, “THEPURPOSEOFARTISBUSINESS”, “CASH”, “SYLVIEFANCHON.COM”. Le dire plusieurs fois, en lettres capitales, sans espace, en anglais la-langue-de-la-communication-et-du-commerce-international, c’est parler fort et d’une traite, sans respirer. C’est dire des choses importantes, c’est dire quelque chose comme : “JE”, ou plutôt “Moi, artiste”, et même “je désire être vue”, et plus encore “...reconnue, soutenue, discutée, achetée”, “être dans le business”. Je surinterprète bien sûr, alors que la peinture de Fanchon, parce qu’elle est une interpellation, parce qu’elle s’adresse à nous qui la regardons, entièrement, frontalement, sans message codé, se passe bien d’interprète. Au-delà de son effet d’annonce, si efficace sur le plan du discours, il n’y a apparemment qu’une sous-couche et quasi zéro sous-texte : la garantie d’une autonomie à vie, une tenue de route impeccable. Par sa franchise, sa peinture est un pied de nez à un ordre moral tacite mais puissant qui voudrait dissocier l’amour de l’art, sa passion même, de sa valeur marchande, des conditions matérielles de sa production, et plus encore des conditions de vie de l’artiste.
Forte de sa longue carrière de peintre entamée dans les années 1990, aujourd’hui, Sylvie Fanchon se rappelle les mots que Marcel Broodthaers écrivait pour sa deuxième exposition à la galerie MTL à Bruxelles, en février 1970 : « Le but de l’art est commercial. Mon but est également commercial. Le but (la fin) de la critique est tout aussi commercial. » Heureux hasard ou esprit d’une époque heureuse, la même année à Paris, Brigitte Fontaine chantait : « Mon Dieu, mon Dieu, merci d’avoir inventé Marx. Vous n’étiez pas forcé. » Cette exposition pourrait être un remix de ces deux sources passées au prisme Fanchon. Des lyrics qu’on pourrait prendre pour l’expression d’une croyance ancienne que la valeur d’une peinture se mesure à sa circulation dans le business de l’art. Autre signe invisible d’un pragmatisme bien ancré et d’une relation non-sentimentale : Sylvie Fanchon indexe le prix de ses peintures à leur mesure, évaluée en centimètre. La gloire, le commerce, la communication, la carrière internationale, l’épuisement des stocks, les motivations que cette peinture avance ne sont en fait pas si claires. Si on y regarde à deux fois, ces lettres capitales sont brouillées par le passage d’une raclette sur la peinture fraîche, ou elles sont troublées par les coulures glissant sur leurs lettrages en réserve, prises dans la brume de lavis, saturées par les contrastes colorés, flottantes au-dessus de couleurs nuancées. Le médium trouble le message, il lui refuse sa transparence et son efficacité initiales, il en fait un motif. On voit alors poindre dans l’espace indéfini de ces toiles une certaine dissociation du sens, pourquoi pas un détachement et alors, peut-être même l’expression d’un doute, d’une réelle mélancolie où tout le poids du sens retombe et redonne à la peinture une certaine légèreté.
Dans une technique simple et la bichromie qui composent les bases de son style, Sylvie Fanchon enveloppe les deux étages de la galerie Maubert de deux longues peintures murales : 7 mètres de lignes bleues sur fond rouge au rez-de-chaussée, 19 mètres de lignes jaunes sur fond noir au sous-sol. Ici, la situation se complique d’un cran au moins : ces longues peintures murales aux couleurs contrastées deviennent les fonds sur lesquels sont accrochées des peintures récentes. On fera l’expérience d’une glissade optique ponctuée de quelques clashs visuels ; on verra peut-être remonter les souvenirs de paysages striés par la vitesse, défilant sous le regard las de nos corps calés à l’arrière d’une voiture et qui parfois s’attarde sur telle ou telle image. C’est précisément ce que fait la peinture de Sylvie Fanchon : un arrêt du regard. Sur une première peinture, rouge et bleue, qui tente un camouflage avec le fond zébré aux couleurs identiques, on lit le mot “GLORY”, ou plutôt GL OR – l’or est dans la gloire – quand l’Y, posé sur le bord inférieur du cadre, dessine le museau d’un chat. C’est que nos amis les animaux peuplent cette peinture déjà habitée par d’irréductibles toons apparus pour la première fois en 2009 dans la série “Les caractères”. Ici, une seconde bribe de texte arrive en guise de signature, livrant l’adresse d’un site manifestement dédié à l’artiste puisqu’il est composé de son prénom + nom + point com : attributs d’une communication déjà obsolète, signes d’une volonté déchue avant même de s’être livrée au World Wide Web.
Sur le fond jaune et noir étiré du sous-sol, une série de peintures joue des variations autour de cette fameuse phrase de Broodthaers et dont les lettres composent comme des socles ou des sous-titres aux silhouettes cartoonesques des célèbres Looney Tunes. On reconnaîtra parmi eux, Coyote, Bugs Bunny, Daffy Duck… L’un ventre à terre, l’autre un bras levé dans une pose extatique, un groupe à l’unisson pointe du doigt la pertinence de la situation, ailleurs, un caniche pomponné s’avance fièrement une patte après l’autre, digne rejeton du poodle de General Idea. Mots ou toons, ils jouent les fantômes d’une certaine culture populaire nord-américaine devenue mondiale, flottants en réserve sur des fonds brouillés. Ces fonds sont les traces tangibles d’un balayage élancé, presque expressionniste, typiquement artistique avec sa part d’arbitraire ou décisive. On reconnaît ce geste en peinture qui trouve un équilibre ultime juste avant un irrémédiable surplus, tel Coyote arrivé en haut de la falaise et que le simple souffle du passage de Bip Bip fait sombrer dans le gouffre.
Figures figuratives sur fonds abstraits, à moins que ce ne soit l’inverse, fonds et formes se confondent et, ensemble, ils perdent en chemin l’évidence première du message initial. Avec cette perte programmée, l’aveu d’un désir de gloire rejoint un plus simple plaisir de peindre.
Voilà donc une exposition qu’on peut voir vite à l’aller, le volume poussé à fond, et revoir pas à pas au retour. Il est aussi possible de se laisser guider par les lignes qui sous-tendent l’exposition et d’en suivre les points de fuite qui nous mèneront encore ailleurs.
Emilie Renard, Directrice de Bétonsalon - centre d’art et de recherche, Paris