La matière noire est une matière invisible dont on postule l’existence dans l’Univers, c’est aussi la matière même, carbonifère et énergétique, de cette exposition. C’est pourquoi, depuis déjà plusieurs années, Atsunobu Kohira explore les potentiels du charbon en tant que matière première de l’œuvre et énergie vive. Cela s’apparente pour lui à une forme de quête spirituelle, à la poursuite de l’âme de cette substance. Le travail commence dans d’anciennes régions minières du Nord de la France, à Lens en 2015, et à Béthune en 2017 (pour l’exposition Intériorités, Labanque). Cela mènera l’artiste au Japon, sur les chemins du pèlerinage de Kumano Kodo, pour la création d’une encre de Chine spécifique au charbon de bois ; et se poursuivra à Hiroshim (pour Crow Cycle, Miyauchi Art Foundation), et à New York (Seek hope, who enter here, The Chimney) en 2018.
Afin de transformer l’énergie carbonifère en puissance immatérielle, l’artiste sait qu’il faut en passer par le corps, un corps s’exerçant par le rituel. C’est ainsi que l’exposition s’ouvre sur une étrange et imposante sculpture réalisée en charbon (des morceaux de carbones reliés les uns aux autres par du fil électrique dénudé) tenant à la fois d’un sarcophage et d’une chrysalide, d’un tombeau et d’un lieu de renaissance. Cette œuvre, intitulée Sarcophagus / Chrysalis, a été le berceau d’une performance pour laquelle un danseur — Bumpei Kunimoto — fut enfermé dans la structure lors d’une unique nuit choisie pour sa date : le 6 aout, date d’anniversaire du bombardement d’Hiroshima, qui est aussi la ville de naissance de l’artiste. Il s’agit ici d’une effraction : car pour renaître, il faut parfois s’extirper, se désenchainer d’un passé, afin d’ouvrir le futur. Le dégagement d’énergie ainsi obtenu, à grands coups de convulsions et de souffles, est une danse avec les éléments dans l’épaisseur nocturne, spatiale et stellaire. Tout cela a été capturé par une vidéo et surtout par une prise de son nimbant l’exposition d’une atmosphère habitée, respiratoire. La bande-son est véritablement cérébrale — réalisée à l’aide d’une prise de son binaural —, au plus près de la résonance physique, soulignant une forme de violence matricielle.
Si les œuvres sont bien la trace d’un voyage spirituel, elles sont donc toujours le fruit d’une, action vécue, performée. On peut alors remarquer, partant d’une prise électrique, un dessin mural fait de lignes droites qui se diffusent en un éventail de rayons. Ces derniers sont réalisés à l’aide d’une technique utilisée dans l’art de la charpente consistant à tremper le fil dans de l’encre avant de le relâcher vivement sur le mur. La trace devient ici un dialogue avec l’architecture du lieu, du mur, à l’épreuve du mouvement même qui lui a donné naissance. Mais les pièces les plus touchantes et significatives sont sans doute ces dessins réalisés lors des nuits de pleine Lune. En effet, depuis mars 2019, à l’extrême de la phase lunaire, Atsunobu s’adresse à l’astre, face à l’espace et au milieu de vastes champs. En pleine nature, il éprouve aussi une solitude environnementale, propice à la contemplation et à l’exercice des puissances, muni de trois objets sculpturaux et cérémoniels : un masque, un collier et une canne. Ces trois instruments sont des intercesseurs entre les forces humaines et naturelles. Des médiateurs entre les mondes. L’émotion que l’on peut ressentir ici réside avant tout dans la fabrication d’objets fonctionnels et utiles — se donner de l’énergie, dessiner avec du graphite charbonneux, dissimuler son visage.
Car, lorsque l’on dit d’un objet rituel qu’il a servi, ou d’un masque qu’il a dansé, c’est qu’il est entré en communication avec des forces qui le dépasse. Ces dessins portent la trace invisible de cette lumière-là. Laissant découvrir au regard des traits de suie, des ombres, des empreintes de carbone, et le résidu de gestes chorégraphiques, ces dessins de nuit lunaire sont imprégnés d’une transe méditative en infinie variation.
Léa Bismuth
Auteure, critique d’art, commissaire d’exposition indépendante