« O mon ami, tu ne trouves donc pas admirable que la vue et le mouvement soient si étroitement unis que je change en mouvement un objet visible, comme une ligne ; et un mouvement en objet ? (…) La vue me donne un mouvement, et le mouvement me fait sentir sa génération et les liens du tracement. Je suis mû par la vue ; je suis enrichi d’une image par le mouvement. »
Sous ces mots, dans Eupalinos ou l’architecte
(1921) de Paul Valéry, Socrate s’entretient avec son disciple Phèdre autour de la richesse du mouvement et du rôle du regard(eur). L’œil, témoin des traces du temps, devient le lieu même de la naissance de l’œuvre. Il embrasse le repli et le déploiement à la fois, le confinement et la liberté, nous livrant les interprétations insoupçonnées de l’œuvre d’art.
Chez Joachim Bandau, depuis ses premières sculptures sur roulettes et ses bunkers déployés au sol, tout est affaire de mouvement. Généralement l’usage est en potentiel et certaines sculptures ne dévoilent la complexité de leurs architectures que si le spectateur accède à différentes configurations de l’œuvre. Avec les «Aquarelles Noires», l’artiste allemand parvient à livrer à l’œil du regardeur les clés de compréhensions de l’œuvre. En s’approchant, on découvre que la matière liée au grain du papier crée, par aplat, à la fois le modelé et le trait. En reculant, les coups de pinceau créent des architectures que l’on perçoit à la fois convexes et concaves, nous invitant tour à tour à y pénétrer ou bien à les fuir. Même si l’image est fixe, le mouvement nait comme des plaques de verre qui chutent librement ou se décalent subtilement devant notre œil. Elles s’ouvrent et se replient, nous enveloppent ou nous délivrent, selon la danse que l’on a envie de suivre avec elles. Elles respirent, de l’intérieur, dans un mouvement vital radiographié. Dans ces dessins de sculpteurs – qui nécessitent parfois plusieurs années de travail de part le séchage et la mise sous presse du papier – c’est bien le temps qui est enregistré. C’est donc, par la vitesse et la décomposition du mouvement, que Joachim Bandau, tel un chronophotographe, enrichit la perception visuelle de son travail. Zénon d’Elée (Vème s. av. J.-C.) nous a enseigné que le mouvement est fait d’immobilités. Et si beaucoup de ses Paradoxes sont aujourd’hui réfutables mathématiquement, ils ouvrent une dimension philosophique : comment penser sans contradiction l’être à la fois comme mu et mouvant, comme mobile et moteur, comme devenir autant qu’être.
Chez Adrien Couvrat, la compréhension de l’œuvre est progressive. Chaque position de l’espace va donner une image différente de ses grandes toiles, pourtant simples aplats d’acrylique sur lin. Un seul pas suffit à enclencher une ronde interminable du regardeur, hypnotisé par les changements de formes et de couleurs de ces peaux sensibles. Les couleurs sont lumineuses, empruntées à Joachim Patinir, peintre flamand de la Haute Renaissance. On a l’impression de faire face à des écrans vidéos, des surfaces de lumière recevant une surabondance d’informations (formes et couleurs), parfois en interférence, que l’œil tente de décrypter par le mouvement. Des peintures qui sont d’ailleurs la continuité d’un travail vidéo que poursuit le peintre depuis ses débuts. Adrien Couvrat rebondit parfois sur la non linéarité de certains espaces en accolant des miroirs à ses peintures, livrant tour à tour deux visions différentes du même objet. Le mouvement non plus du corps, mais de la rétine, sur l’une et l’autre des images permet de limiter les déplacements physiques dans un jeu avec l’architecture, entre absorption et réflexion de lumière. On ne parle plus de mouvement mais d’intention de mouvement.
« Qui jamais a touché, compris, mesuré le mouvement ? Nous en sentons les effets sans les voir. Nous pouvons même les nier comme nous nions Dieu. Où est-il ? Où n’est-il pas ? D’où part-il ? Où en est le principe ? Où en est la fin ? Il nous enveloppe, nous presse et nous échappe. Il est évident comme un fait, obscur comme une abstraction, tout à la fois effet et cause. […] Problème insoluble, semblable au vide, semblable à la création, à l’infini, le mouvement confond la pensée humaine, et tout ce qu’il est permis à l’homme de concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais. Entre chacun des points successivement occupés par cette bille dans l’espace […], il se rencontre un abîme pour la raison humaine […] ». Honoré de Balzac, La Peau de chagrin
[1831], La Comédie humaine. Chez Bandau comme chez Couvrat, les aller-venus du regardeur, sont comme un ballet abstrait dont les traces pourraient être projetées sur la surface de leur toile. Le corps du regardeur rejoindrait ainsi celui de l’artiste. L’image résultante en serait l’intégrale selon tous les mouvements possibles du spectateur. Le mystère qu’elles véhiculent témoignent de ce que le principe d’Heisenberg nous enseigne dans les théories quantiques : on ne peut connaître avec précision à la fois la position et la vitesse d’un objet. Un monde flottant et changeant qui lie directement le regardeur et l’œuvre d’art.
Agnès Geoffray s’intéresse aux mécanismes de la compréhension (le Noûs grec) à travers des témoignages historiques ou sociétaux. Images et textes sont soumis au regard, dans un riche corpus d’œuvres – photographies et installations – qui s’efforcent à concilier le rétinien et le conceptuel. Avec Mirrors, Agnès Geoffray nous livre des textes, réels ou fictionnels, autour de la notion de perception. Ces textes sont eux-mêmes gravés sur des verres de telle manière qu’ils disparaissent ou apparaissent avec notre mouvement. L’un d’eux évoque l’optogramme (image condamnatoire), une croyance scientifique apparue au dix-neuvième siècle qui démontrent que les objets extérieurs, qui impressionnent la rétine de l’œil, peuvent s’y conserver indéfiniment. Ainsi la rétine de personnes assassinées permettrait de visualiser la dernière image enregistrée au fond de l’œil au moment de la mort, et d’identifier le criminel. Une croyance qui perdure puisque, aujourd‘hui encore, certains assassins détruisent les yeux de leurs victimes. L’œil tel un appareil photographique conserverait des images physiques. Il est donc clairement identifié par l’artiste comme le lieu physique de l’apparition de l’image, et par extension de l’œuvre d’art. L’œuvre d’Agnès Geoffray trouve un écho physique dans l’œil du regardeur. Crigler-Naijar, titre éponyme d’une maladie rare qui donne une couleur jaune à la peau et au blanc des yeux, évoque un traitement quotidien photothérapeutique par l’exposition à une lumière bleue. Sur une boite lumineuse, Agnès Goeffray y grave un douloureux témoignage, comme la radiographie de l’âme d’un patient. « Aucun amant ne pourra supporter l’ombre bleue de mes nuits ». Le corps et le regard passent donc d’organes malades à source de guérison de l’âme par la catharsis de la lumière. En irradiant le regardeur à nouveau (comme pourrait le faire la lumière sur le papier photographique), l’objet proposé par Agnès Geoffray s’élève du statut de témoignage à celui d’œuvre d’art et de nourriture pour l’âme.