L’exposition que présente Erik Nussbicker à la Galerie Maubert constitue l’un des trois volets d’un projet intitulé [Apokatastasis]. Décliné en trois lieux, avec le Musée de la Chasse et de la Nature à Paris et le centre d’art du Vent des Forêts en Meuse, le dispositif met en œuvre une approche spirituelle et méditative de la nature. Aussi retrouve-t-on des préoccupations caractéristiques du parcours de l’artiste, à savoir une attention certaine pour des espaces suprasensibles mais bien réels, une conscience accrue pour des zones d’ombre qui parfois échappent à l’esprit de rationalité, et la conviction profonde que tout est irrémédiablement lié. Dans le cadre de l’exposition à la Galerie Maubert, de nouvelles pièces sont mises en avant, ainsi qu’une installation performative, Catafalque de Nacre.
À vrai dire, on perçoit sans doute de façon plus précise les enjeux qui traversent la pratique d’Erik Nussbicker si on accepte de se porter à rebours des évidences. Suspendue à des crochets de boucher, cette peau de cheval qui ouvre l’exposition semble en cela quelque peu annonciatrice. Avec la Mue Végane, l’animal n’est plus ; une figuration de la mort est affirmée, mais la suspension à la manière d’un voile invite à s’interroger sur les processus de correspondance entre nature et culture. Dans une filiation plus ou moins directe avec les Wall Hanging
de Robert Morris, le cuir croule sous son poids et connaît une autonomie nouvelle, différente. De la même manière, l’animal délivré de sa chair, de ses os et de ses muscles s’est libéré de sa substance première ; il s’est mué en quelque chose d’autre, ce qui permet de souligner deux idées motrices du travail d’Erik Nussbicker : en premier lieu, la mort n’est jamais la fin, un achèvement irrémédiable, un plongeon vers le néant, elle est au contraire une part intégrale du processus de vie où tout n’est que cycle et transformation. Ensuite, au-delà des apparences, lorsque les matériaux, les formes et les surfaces sont surmontés, on se met en position de découvrir des espaces primordiaux, des territoires de la pensée oubliés, des savoirs originels qui s’offrent à tout sauf à l’immédiateté et au visible.
Ce dialogue entre nature et culture – mais aussi entre essence et semblance – est d’ailleurs rendu, dans le prolongement de la Mue Végane, par ces Moules-masques
aux allures inquiétantes. Ici, des moules de crâne sont accrochés au mur ; ils servent à des pratiques culinaires, comme à lever le pain, ce qui permet d’évoquer l’importance des cycles nutritifs lorsque l’on considère les processus de la vie et de la nature, tout aussi bien que la thématique plus éloignée du Golem, dans la relation qui se dessine entre le vivant et l’inerte, entre une physionomie vaguement anthropomorphe et des matériaux frustes, ou plus simplement, en suggérant une idée de la création. Toutefois, dans la pratique d’Erik Nussbicker, s’il est nécessaire de considérer le temps et la vie tels qu’ils s’enlacent en d’éternels recommencements, c’est peut-être l’attention qu’il accorde à la Nature, à ses phénomènes imperceptibles et à ses dynamiques internes qui importe essentiellement. Il y aurait, pour ainsi dire, une réelle proximité avec des métaphysiques non-occidentales, par exemple lorsque l’on insiste sur les articulations subreptices entre ordre microscopique et macroscopique, notamment avec la pièce Nay-Soukot. Dans le cas présent, un long fémur est maintenu en équilibre sur une minuscule maison ; sa stabilité est elle-même dépendante d’une autre bâtisse tout aussi rétrécie et portée à l’une de ses extrémités, comme pour dire que chaque composante participe d’un système de nécessité réciproque indispensable à son bon fonctionnement. Un microcosme autonome est ainsi mis en lumière, des énergies souterraines arpentent l’édifice miniature, tandis que des souffles vitaux résonnent avec une idée de grandeur. Si on peut dire d’Erik Nussbicker qu’il prend ses distances avec la rationalité, le cartésianisme et la pensée occidentale, c’est qu’en effet il s’exonère de tout principe visant à circonscrire les choses dans des fonctionnalités trop déterminées, voire dans des définitions qui se contentent de murer les sens et les implications au lieu de les ouvrir. En conséquence, ce qu’il met en avant est l’interdépendance de toute chose, ainsi que le figure, de façon exemplaire, Nay-Soukot.
Cependant, le lien qu’Erik Nussbicker entretient avec la Nature – avec une majuscule – est plus explicite encore si on l’aborde à l’aune d’une idée de la résonance. Résonner signifie qu’il est moins question pour l’artiste de mimer, de répéter des motifs, que de prendre part au cours des choses. Il s’agirait donc d’entrer en communion avec la Nature, de s’inscrire dans un processus de devenir réciproque, ce qui renvoie à une dimension spirituelle entendue non pas au sens du religieux, mais de la quête introspective qui aspire à une forme de plénitude. Résonner avec la Nature signifie donc le mouvement par lequel correspondent l’homme et l’Univers, la conciliation d’un microcosme organique et vital à un ordre plus vaste, ce que l’on perçoit notamment dans l’évocation des tourelles de méditation présentées au centre d’art du Vent des Forêts. Ces tourelles d’observation que l’on a coutume d’associer à la pratique de la chasse avec, donc, la dimension meurtrière qui les accompagne, deviennent de grandes structures en mélèze propices à un échange plus méditatif avec la nature, littéralement, et la Nature, au sens large. La retranscription picturale réalisée avec du brou de noix et présentée au Musée de la Chasse et de la Nature permet en outre de souligner la nature fondamentale de l’acte de représentation. Le brou de noix, dans son principe, mentionne en effet une forme de primauté sur tous les arts, car pour représenter le monde, ce que déjà entreprirent nos ancêtres les plus éloignés, seuls l’eau et les pigments les plus élémentaires sont nécessaires. La technique en elle-même se confronte ainsi aux origines des premières représentations et des récits fondamentaux, de la même façon que les tourelles d’observation, qui se muent en tourelles de méditation, avec leurs structures archaïques, allusionnent des habitations premières.
Résonner avec la nature et la Nature ne consiste jamais, chez Erik Nussbicker, en une intervention passive et inopérante, en dépit de ce que l’on pense comprendre d’une approche méditative. Si résonner renvoie à une idée de retour fondamental, il signifie également le fait de se situer au plus proche de l’action, donc d’interférer sur le cours des choses. Aussi, c’est sans doute l’installation performative Catafalque de Nacre
qui le montre le mieux. Cette fois-ci, une nymphe de mouche est introduite dans une coquille de nacre, l’artiste se proposant de méditer au-devant d’elle afin de s’inscrire dans un processus de correspondance réciproque, peut-être même d’encourager son éclosion prochaine. La résonance est donc méditative, agissante, et affaire de concomitance ; elle exprime le besoin de ne plus faire qu’un avec le monde, donc de l’accompagner dans ses élans et ses mutations. Aussi perçoit-on une particularité essentielle de la pratique d’Erik Nussbicker, celle qui consiste à être perméable aux flux et aux devenirs. Résonner est agir, mais aussi s’effacer, se faire moindre face à la Nature afin de retourner à un état originel, ce que désigne, précisément, l’apokatastase. Dans cette optique, et ce n’est peut-être pas le plus insignifiant des paradoxes dans ce travail, les œuvres se donnent à voir, elles étonnent et éventuellement déconcertent, alors que pour l’artiste, il a toujours été question de se rendre humble devant la vie, la mort, rappelant par là même que les hommes ne sont que peu de choses.
Julien Verhaeghe, 2019