« Un crayon, c’est comme un bateau, mais mon crayon passe son temps à échouer. Un voyage est la somme de plusieurs échouements. Les bancs de sable furent mes grands alliés. » se confie José Loureiro à Miguel Wandschneider
Depuis plus de 30 ans, le peintre portugais Jose Loureiro déploie un corpus d’œuvres, dessins et peintures, que lui-même caractérise par trois noms assez mystérieux : « bouvreuil », « filament » et « arceau ». « Bouvreuil » : évident quand on examine les couleurs et les formes de ce petit oiseau, alerte et courageux. « Filament », car, au delà de la matérialité de la lumière, c’est sa fragilité, son grésillement que veut peindre Loureiro. « Arceau », car les formes qu’il dessine ne sont jamais des droites bien droites ou des cercles complets. Nous sommes dans un entre-deux, une forme en train de se construire ou de se dérober. Rebelle.
L’exposition « Isótopo » n’est ni une rétrospective, ni une présentation des dernières oeuvres du peintre portugais. C’est une attention particulière à l’usage, dans la peinture de Loureiro, depuis 2000. Pas simplement le geste du peintre en lien avec la matérialité de la toile ou du papier, mais une représentation de cet usage selon des formes tangibles. En effet, José Loureiro brouille depuis toujours les frontières entre abstraction et figuration, et, ici, ses formes – carrés, lignes, sphères … – reprennent vie par la gravité et le mouvement. Elles tombent, s’agrippent, roulent, se cognent, se suspendent. C’est un engrenage géant qui s’éveille sous nos yeux. Mais par la touche du pinceau, ces lignes reperdent toute matérialité, s’effacent, comme des masses lumineuses qui palpitent. Le tableau s’allume et s’éteint devant nous. Rythmé. Isotopique.
Dans un petit texte auto-ironique, intitulé « Pour bien dessiner comme moi », esquissé en 1993 sur un reçu de papeterie, José Loureiro affirme que, pour y parvenir, « il faut avoir de petites mains tremblantes ». Cette affirmation hilarante semble recouper sa volonté de montrer, de manière ostensible, la main qui exécute les dessins. Nous sommes bien dans l’usage : du geste à la manipulation. Et cette préoccupation, vient sans nul doute de l’attrait originel de Loureiro pour la nature morte : « Je me suis, depuis toujours, senti très attiré par la manière dont la nature morte a été traitée au fil du temps. On dispose trois ou quatre objets sur une table et on dit tout ce qu’il y a à dire, de manière simple et sans grands bavardages. » Ces objets, qu’il manipule à loisir, deviennent aujourd’hui formes en mouvement. Il y a beaucoup de plaisir et de jubilation dans la peinture de Loureiro. Sur certaines grandes toiles, les lignes horizontales incurvées multicolores qui s’accumulent sont en fait calquées sur la courbure du bras. L’usage, lié au bras et à la main qui crée, est bel et bien encore là.
Loureiro rapproche ainsi sa peinture et le regardeur, qui, potentiellement, peut s’imaginer manipuler ces formes. La peinture, même si le trait est virtuose, présente souvent des imperfections : les fonds peuvent paraître gribouillés, certaines lignes s’effacent ou se coupent. Comme témoin de manipulations potentielles que pourrait poursuivre, mentalement, le regardeur. « En 1995, je me suis rendu à New York où l’on pouvait voir une rétrospective de Mondrian au MoMA. Je n’avais jamais vu de Mondrian en vrai et j’étais subjugué par la beauté de cette peinture, faite avec une énorme économie de moyens et un grand raffinement. Des peintures qui n’étaient pas froides du tout, très manuelles et beaucoup plus petites que ce que je croyais. L’inverse de tout dogmatisme. Il faut y être confronté physiquement pour tout comprendre et admirer ses imperfections merveilleuses. Dans cette exposition, il y a avait un petit dessin fait sur ce qui semblait être le reste d’une boîte d’allumettes. Je me suis souvenu des petits dessins que je faisais sur des tickets de bus. Ce dessin était tellement dépourvu de rhétorique qu’il contenait, pour moi, tout ce à quoi on peut aspirer. Là, sur ce bout de papier minuscule, on voit la pensée de Mondrian en action : les lignes vont à gauche et à droite, vers le haut et vers le bas, elles se croisent orthogonalement ; et rien d’autre n’est nécessaire. Tout est extrêmement intuitif et du domaine de la peinture. Ce qu’on ne peut ressentir avec de simples reproductions de ses œuvres ».
Cette imperfection témoigne en fait de l’attention particulière portée par Loureiro au comportement de l’œil. Avec les « dessins miroirs », en 1992, il esquissait de manière symétrique deux dessins, un pour chaque œil, sans qu’ils ne puissent fusionner en une seule image stéréoscopique. Une insoluble tension dans une composition apparemment équilibrée. Ensuite, dans les peintures accumulant les couches horizontales, le trait s’arrête à quelques centimètres du bord : l’attention de l’œil doit rester à l’intérieur de la toile, sans dépasser ses frontières. Ainsi la ligne s’efface, comme un filament tremblant. Dans les dessins et peintures qui suivent, les traits s’accumulent souvent par couches, comme si Loureiro corrigeait avec ironie une erreur qui a été laissée visible. Telle la peau et ses couches épidermiques qui expliquent l’histoire d’une vie selon Michel Serres, les peintures de Loureiro nous proposent les possibilités cinétiques de formes où le regard peut difficilement se fixer. Chez Loureiro, ce n’est donc plus le détail qui attire l’œil du spectateur. La peinture n’est plus une image. Au contraire, c’est son instabilité et son devenir. Chaque nouvelle ligne est une pensée fraiche, une correction ou une conversation avec la précédente ligne.
Le blanc acquiert une fonction de plus en plus importante dans la peinture de Loureiro. Associée aux grands rectangles de couleurs lumineuses, elle guide l’œil – encore – au centre de la toile, telle une fenêtre ouverte sur le vide. « J’ai beaucoup à explorer avec ce vide », se confie Loureiro. Ce vide, c’est aussi notre espace de réflexion : en nous plongeant dans la lumière tremblante et rebelle, José Loureiro nous ménage un espace protégé où nous pouvons admirer la superposition des formes, le mélange des couleurs. A nous de prendre le temps – et l’espace – de comprendre la peinture de Loureiro. Lui n’ira pas plus loin. « On ne fait pas de la bonne peinture avec de bonnes idées. Mallarmé disait de la poésie qu’elle n’est pas faite avec de grandes idées mais avec des mots. La peinture se fait en pressant des tubes de couleur. On juge qu’elle est bonne ou pas. On passe à la suivante… Chaque peinture est une nouvelle énigme. Je n’ai aucune explication plausible du fait que je passe la majeure partie de mon temps à peindre des rectangles aux pointes arrondies et des lignes qui choisissent invariablement les déviations les plus longues pour arriver quelque part… Pour quelle raison quelqu’un peindrait-il, avec une infatigable obstination, des pommes sur une table ? Pour tout, sauf pour être plausible… Je ne parlerai donc pas de mes peintures. D’une manière ou d’une autre, elles seront sur les murs ! »
Florent Maubert, Les mèches rebelles, 2018