La couleur pour elle-même.
Matière ou onde ? Physique ou métaphysique ? Rêve ou réalité ? Voilà le sujet et le pari de la prochaine exposition autour de la couleur que propose la Galerie Maubert. L’occasion de retrouver à Paris deux figures majeures de l’histoire de l’art. L’illustre californien Larry Bell entame une collaboration de long terme avec la Galerie Maubert et présente une série de peintures Vapor Drawings et collages. Le français André Lemonnier, théoricien de la couleur, dans la continuité de Chevreul et du contraste simultané, propose une série d’huiles sur toile, dans la lignée des travaux de la collection permanente du Centre Pompidou (salle 16).
Selon Pascal Fancony :
« La couleur ne se donne pas à voir sans une forme. Il y a en amont une matière et un matériau. L’action de l’artiste est d’en définir « La forme ». Un des axes du processus moderne a été de libérer la couleur de la forme trop expressive pour affirmer son autonomie et son propre langage, en interrogeant notamment le rapport couleur-lumière. Ainsi dans la peinture moderne, on peut lire que de la couleur émane la lumière : une pratique historiquement ancrée dans les héritages philosophiques et esthétiques de Goethe, entre autre. Mais aussi, depuis plus d’un siècle, une autre vision se dégage : de la lumière devenue matériau émane la couleur ; et il faut rappeler que l’héritage est ici celui de la physique de Newton et des évolutions scientifiques du XXème siècle. Ainsi, derrière la couleur se joue des manières de penser simultanément la Physique et la Métaphysique des deux mondes que sont la couleur et la lumière. Ces enjeux épistémologiques restent mêlés : il n’est pas si simple que cela de se dégager de la métaphysique lorsque l’on use de la couleur et de la lumière dans leur propre matérialité. La programmation de l’exposition Derrière la couleur est née d’un parti engagé : que trouve-t-on quand on gratte le vernis de la couleur ? La dynamique de la perception, associée à la vibration, au phénomène dans la vision, aux contingences matériologiques des diversités des corps de la couleur, à l’immatérialité de la lumière non plus comme sujet mais comme objet.
Derrière la couleur que se cache-t-il ? Comment se détacher de sa séduction ? Des attitudes différentes au premier abord, mais en fait une attention commune qui consiste à donner de l’attention à la physiologie et aux modalités de l’expérience chez le spectateur. Tous les artistes présentés travaillent sur ce qu’on pourrait appeler les seuils de perception des couleurs, ou, pourrait–on aussi dire, la limite en deçà de laquelle l’oeil est sur le point d’être submergé par la stimulation et ses excès. S’en dégage un trait commun minimaliste où il est souvent question de pouvoir contrôler ce que l’on voit…
Larry Bell présente des objets où matière et reflet tendent à dissoudre les seuils de visibilité des couleurs, au profit de textures infinitésimales et d’indices quasi immatériels de la matière. Formes et couleurs tendent à capter l’apparence visuelle d’un objet dont la réalité est d’hypnotiser notre perception par la nature réfléchissante de cette matière insaisissable.
Pascal Fancony décline les 4 couleurs primaires pour piéger l’oeil dans une proposition linéaire ultra simple. Sa recherche est dans cet esprit d’happer la vision du spectateur, où celui-ci est face à un acte qui revendique le primat de l’observation sur la vision, un acte qui ne demande pas une lecture mais juste à voir, à voir avec un oeil juste.
Parallèlement, il présente une peinture voisine du monochrome ; en utilisant des résines ultra tendues, où le coloris est « en suspension » couche par couche, il recherche par un processus d’absorption dans la transparence de ses couleurs la soustractivité des seuils chromatiques de chaque couleur, qui le conduit à un effacement de la saturation des tonalités pour créer un espace physique achromatique d’une qualité méditative, et qui propose au spectateur une expérience transcendante voire métaphysique.
Quant à Adrien Couvrat, il expérimente la couleur entre optique et métamorphoses lumineuses avec des couleurs vaporeuses qui jouent sur la limite sensible des vibrations de ses teintes d’une saturation toujours égale. Son travail interpelle les aspects physiques du médium, néanmoins sa peinture ouvre sur des espaces qui proposent une expérience sensible transcendante.
Il en est un peu de même pour l’oeuvre ici présentée de Sam Francis, où la couleur bleue retrouve ici essentiellement un statut de signifiant pur, et où les propriétés physiques de la couleur-matière prime sur le sens (cf le relief créé par le jeu des matières acrylique/aquarelle ainsi que l’alliance de la couleur chaude et la couleur froide), sans toutefois exclure une lecture métaphysique à la dynamique visuelle qu’offre cette couleur.
Tous ont en commun de renforcer la conscience du processus de voir du spectateur dans le but de provoquer un effort d’attention, d’observation et de réflexion et discerner dans le processus de la vision une conscience de notre présence sur le monde.
Le travail de Ninar Esber, qui installe une série de pots de couleur résultant des mélanges des teintes de drapeaux de chaque pays désigné, est une attitude qui peut être lue comme “politique”, mais elle est aussi une manière de suggérer plus que de montrer qu’une couleur est toujours le résultat de mélanges, que dans chaque tonalité il y a une présence des autres teintes, comme dans chaque nation ici nommée par des mots, il y a des mélanges de races, de peaux, et de couleurs.
Voilà, un ensemble d’artistes réunis autour d’un propos simple : le travail “avec” et “sur” la couleur souligne qu’il y a à son origine une interface de l’homme et des processus phénoménologiques de la perception. C’est le minima de la raison d’être de cette exposition, qu’il est essentiel aujourd’hui de rappeler pour redonner une place active au spectateur. Littéralement mis en acte dans la proposition chromo-lumineuse de Laure Molina et dans la “conversation colorée” de la vidéaste Maud Maffei. »