L'Aveu musclé, Sara Favriau


L’AVEU MUSCLÉ 


SARA FAVRIAU 

14.12.24 - 08.02.25 

Dossier de presse

     Sara Favriau revisite le statut traditionnel de l’œuvre d'art, souvent sacralisée et figée, en la réimaginant comme un organisme vivant, altéré et façonné par divers acteurs au fil du temps. Ses œuvres-projets, que ce soit des sculptures, installations ou performances, sont imprégnées d'une attention particulière aux enjeux environnementaux et sociétaux. En combinant matériaux et savoir-faire populaires, Sara Favriau établit un dialogue entre les médiums, crée des transversalités entre les temporalités et les territoires, déconstruisant ainsi la notion d'une œuvre immuable. Son processus hybride et expérimental, où l’œuvre est sans cesse rejouée et documentée par le biais de films, performances et récits, dissout toute forme de permanence dans une éclosion continue.
 

     Débutée en Arabie Saoudite et poursuivie à Saint-Rémy-de-Provence, Marseille et Paris-Bobigny, la série des Petits riens consiste en une collecte de matériaux de taille réduite qui participent à représenter un territoire donné. Les éléments glanés sont ensuite assemblés par la sculpteure en une trentaine de pièces distinctes. La méthode que Sara Favriau emploie est volontairement simple et modeste. En ce sens, le geste est minimal : le petit rien résulte d'une action-peu [1]. Action périphérique au travail de sculpture in situ, l’artiste se contente d’un caddie rempli d’outils attaché à son vélo pour collecter des éléments de la nature, des objets trouvés ou des restes de l’activité humaine dans différents territoires. Elle accumule des fragments du quotidien local sans chercher l’objet rare ou spectaculaire. Au contraire, ces éléments sont presque invisibles ou insignifiants par leur banalité, tout en participant à une poétique de l’ordinaire et à une micro cartographie des territoires traversés. Chaque lieu tient symboliquement dans un “mouchoir de poche”, selon l’expression de l’artiste.

     Les objets, par leur forme ou la lecture de leurs matériaux, demeurent en lien étroit avec l’endroit d’où ils proviennent et ne s’en émancipent jamais complètement. Chaque matériau d’origine est ainsi lisible dans l’œuvre. En faisant revenir la sculpture à sa propre essence, Sara Favriau entretient un rapport tautologique à la création : « une rose est une rose est une rose » [2] et le simple fait de dire le nom évoque la chose. En plus de délivrer le protocole de la série, chaque cartel des Petits riens énumère précisément les matériaux constitutifs de l'œuvre, qui demeurent identifiables dans leur état premier (exemple : «canne de Provence, pin d’Alep, graines de genévriers, glands de chêne kermès, aiguilles de pin, cartouches, débris de phare de voiture...»). Cette énumération méthodique rappelle les inventaires scientifiques ou ethnographiques, mais elle prend ici une autre dimension : elle donne une importance quasi encyclopédique à des fragments qui, autrement, n’auraient pas d’existence institutionnelle. Dans le même temps, l’artiste propose une réécriture de ces mêmes matériaux qui, par leur organisation linéaire et leur mise en rayonnage à 1,30 mètre de hauteur, évoque la logique d’une bibliothèque ou d’une grammaire visuelle. Ce faisant, le dispositif témoigne également d’une volonté de transmission d’un savoir qui échappe à toute finalité pratique. La série s'inscrit ainsi dans une démarche de mémoire vivante, où la migration des éléments glanés est perçue comme une métamorphose plutôt qu'une disparition. Chaque sculpture permet de scruter la trace du présent dans un cycle perpétuel de renouvellement et d’oubli.

     Selon le même procédé qu’elle avait mis en place pour l’anti-cabane – qui ne sert pas d’abri [3] – Sara Favriau propose ici l’anti-pagaie, qui perd son usage pour devenir un objet de contemplation. En s’inspirant des pagaies cérémonielles de danse polynésiennes “hoe”, destinées à diriger symboliquement la pirogue, l’artiste a détourné l’objet de la pagaie-sculpture de sa fonction originelle de navigation. L’intervention mêle différentes essences de bois et consiste à transformer la manufacture de la pagaie issue de la grande distribution au moyen de plusieurs interventions. Il s’agit en somme de couper, tailler, agrafer et fragiliser une forme qui gagne en matérialité ce qu’elle perd en utilité.

     Ce non-rôle des objets et leur organisation dans l'espace peuvent être rapprochés de la figure de l'« homme de rangement » telle que décrite par Jean Baudrillard dans Le Système des objets (1968) [4]. Selon Baudrillard, l'« homme de rangement » n'est pas simplement un usager ou un propriétaire des objets qui l’entourent ; il orchestre leur présence et en configure les significations dans l’espace : « Il dispose de l'espace comme d'une structure de distribution, à travers le contrôle de cet espace, il détient toutes les possibilités de relations réciproques, et donc la totalité des rôles que peuvent assumer les objets. » Dans ce système, néanmoins, les objets sont loin d'être des entités passives, car ils reflètent et contiennent une vision du monde qui dépasse leur matérialité immédiate. Plus encore, pour Baudrillard, l'humain est autant lié à ces objets qu'il est lié à ses propres organes. C’est par eux qu’il peut grandir les possibles : « Ce n'est ni la possession ni la jouissance, c'est la responsabilité qui lui importe, au sens propre où il ménage la possibilité permanente de "réponses". » Ainsi, des objets simples, disposés selon une certaine poésie, peuvent tendre au monumental.
 

Elora Weill-Engerer
Historienne de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition


 

[1] « Actions-peu » est aussi le titre d’une série de Boris Archour qui suit des interventions anonymes et éphémères dans l’espace public entre 1993 et 1997.

[2] « Rose is a rose is a rose », Gertrude Stein « Sacred Emily » [1913], Geography and Plays, 1922. On pourrait également penser à l’œuvre One and three chairs (1965) de Joseph Kosuth.

[3] la redite en somme ne s’amuse pas de sa répétition singulière, Palais de Tokyo, 2016.

[4] Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris : Gallimard, 1968, p.37-41.

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