Regard Bis, 2022 , sculpture murale en acier huilé, 186 x 98 cm
Vue de l’exposition Regard, CAC Lithos de St Restitut, Drôme, 2022
(© P. Petiot)
Cercles, 2022, dessins à l’encre de chine sur papier, 24 x 32 cm
(© P. Petiot)
Pin up, 2022, série de sculptures murales en acier brut, dimensions variables entre 51 cm et 28 cm
Pin up, 2022, sculpture murale en acier brut, 33 x 33 cm
« Drawing is a verb » : l’idée que le dessin est une action sous-tend, pour Richard Serra, la pratique de la sculpture, dont il délimite le territoire, dès ses débuts, en 1967, par une liste de verbes. Pour Gabrielle Conilh de Beyssac, qui a abordé la sculpture par un certain registre minimaliste, les opérations de mise en forme de la matière sont tout aussi centrales et elle les veut simples – couper, rouler, plier, souder – , lisibles jusque dans la réalisation finale. Elle les règle par le dessin et les confie à des artisans quand elles requièrent un équipement particulier, du fait des dimensions projetées ou de la netteté recherchée, lorsqu’il s’agit de découpes. Dans la Verblist, deux ont trait au dessin (to mark et to erase) et la plupart désignent des actions à exercer sur les matériaux, à l’exception de quelques-uns (« s’affaisser », « couler », « tourner », « pivoter », « pendre », « rebondir ») qui peuvent s’entendre comme la forme elle-même qui décrit un mouvement, en réaction à des forces telle que la gravité. Dans le cas de la courbure ou des plis, auxquels la sculptrice a recours dans ses dernières œuvres en acier peint, flexion ou torsion permettent ainsi de passer du plan au volume, d’obtenir une nouvelle forme tout en conservant à la vue celle de départ, enfin d’y inscrire les tensions d’une mobilité potentielle (détente ou écrasement). Là est précisément ce qui a permis à Lygia Clark de s’émanciper de la surface du tableau et de faire activer la géométrie par le spectateur lui-même : ses Bichos, formes simples découpées dans le métal et assemblées par des charnières, s’ouvrent ou se referment en des configurations diverses dont l’équilibre est aussi réel que susceptible d’être rompu – l’animalité portée par le titre tenant dans ces formes particulières d’animation.
Le point de rupture dans l’œuvre de Lygia Clark est marqué par Caminhando (1963), une bande de papier découpée de façon à former un ruban de Möbius, cette surface continue et suggérant l’infini, dont on peut voir simultanément l’intérieur et l’extérieur. L’acte en constitue d’autant plus le cœur que les deux lignes (l’incision et ce qu’elle produit) sont assimilées, par le titre, à la marche, qui met en relation le corps en mouvement et l’espace traversé-découpé, la marche qui est ligne et, à ce titre, tient du dessin, comme l’écrit Tim Ingold dans Une brève histoire de lignes : « Le voyageur itinérant (wayfarer) est continuellement en mouvement. Il est, à strictement parler, son mouvement. […] l’itinérant se réalise dans le monde sous la forme d’une ligne qui voyage. » Les dessins réalisés par Gabrielle Conilh de Beyssac au moyen d’un tour de potier engagent singulièrement le mouvement : non seulement parce que la circularité régulière en est une forme symbolique, mais aussi parce que la feuille tourne et que la main bouge aussi, que les deux cercles font plus que suggérer un mouvement d’entraînement, l’encre se diffusant de l’un à l’autre à chaque passage (Cercles), qu’enfin les spirales s’éclaircissent à mesure que s’épuise la goutte d’encre qui sert à les former (Spirales), de même que les craies grasses s’amenuisent à déposer des traits sur le papier (Partitions). L’action est toujours réciproque et les deux parties en sont affectées – on entendra ce terme dans tout le spectre de sa polysémie.
Les deux cercles superposés et enchaînés pourraient aussi bien être des plans pour des sculptures, parentes de ce Couple-Oloïde de 2012, que des tracés formés par une autre : comme Rocking de la même année, une fois mis en mouvement, l’ensemble des deux disques crantés encastrés l’un dans l’autre peuvent ainsi tracer sur le sol, pourvu qu’il soit meuble, un motif fait de demi-cercles en quinconce. Produit avant ou après, pour ou par le volume, le dessin ne cesse de faire retour dans l’œuvre de la sculptrice et la sculpture d’y retourner, que celle-ci découpe à son tour dans le plan du mur (Regard Bis, Pin-up), trace dans l’espace des soulèvements, des fentes et des Écarts ou encore que sa façon de reposer à même le sol, en équilibre sur des arêtes, indique une possible mise en branle, on l’imagine, sur un mode oscillatoire lancé par une impulsion. Et l’on pense au premier geste de sculpture réalisé par Richard Long dans une prairie du Wiltshire un jour de 1967, cette Line made by Walking qui représentait pour lui une nouvelle forme de sculpture autant qu’une nouvelle façon de marcher : comme la marche, le dessin est une oscillation ; comme le dessin, la marche est une projection dans un espace aussi physique que mental, la ligne droite tracée par Richard Long de ses pieds foulant l’herbe déclarant dans le même temps le plan horizontal du sol et la distance à l’horizon fermé par la verticale des arbres, la direction et le temps.
Et si les œuvres de Gabrielle Conilh de Beyssac engagent à l’évidence le corps dans l’espace, par leurs dimensions, leur matérialité et surtout les actions qu’elles exécutent et les mouvements qu’elles y impriment, c’est dans un va-et-vient constant avec un monde beaucoup plus abstrait ou immatériel, celui des formes et des idées prenant corps dans le sensible. Raoul Hausmann encourageait, en 1968-69, soit quelque deux ans après l’exposition « Eccentric Abstraction » organisée par Lucy Lippard à New York, à « développer une image nouvelle qui lierait idée et matière, soit une ''sensorialité excentrique'' » : excentrique parce qu’elle enrichit la vue avec les données des autres sens, en particulier le toucher (ici les qualités des différents matériaux, ainsi que les traces des découpes et des soudures qui sont autant de cicatrices, de bourrelets dans les peaux de métal), mais aussi le son (suggéré par le métal ou produit par le frottement). L’excentrique est aussi évidemment affaire de centre : par les dessins sur papier (tracés autour d’un centre), les formes découpées (qui disséminent les centres) et pliées (qui supposent un centre de gravité pour tenir en équilibre), les mobiles (qui quittent leur point d’équilibre pour tourner autour de leur centre ou s’en écarter), l’espace et le corps se voient décentrés, mus jusqu’à l’agitation désordonnée des Partitions, mais accordés parfois aussi dans l’élaboration commune de déplacements qui sont autant de lignes, de tracés et de pensées, de mises en résonance et de mouvements intérieurs qui sont la matière même de l’émotion.
Guitemie Maldonado, historienne de l’art