Devant toi coule un fleuve


DEVANT TOI COULE UN FLEUVE

ADRIEN COUVRAT

27.04.24 - 10.08.24
Dossier de presse

L’exposition Devant toi coule un fleuve[1] à la Galerie Maubert s’amorce par un tableau (Narcisse, 2024) très sombre, au sujet à peine reconnaissable si ce n’est par le truchement d’une surface miroir. L’évocation du jeune « Narcisse » (1597-1599) du Caravage émerge peu à peu. C’est l’image, elle-même, qui tente de se saisir.


Face aux œuvres d’Adrien Couvrat, un va-et-vient s’impose. Sa peinture se caresse des yeux en un sens, puis l’autre. Prise à rebrousse-poil, elle s’évanouit dans un blanc diaphane et vaporeux. Les maisons (Villa Madame, Villa Savoye, Villa « Le Lac » Le Corbusier), dont les intérieurs sont choisis pour motif, sont, elles aussi, de belles endormies. Les villas corbuséennes, figées dans leur solitude muséale, donnent toute sa place à la polychromie des murs enduits à la chaux et bientôt recouverts de papiers peints huilés grâce à la mise au point des « claviers de couleurs » dès 1923. Adrien Couvrat prolonge dans sa série de toiles peintes à l’acrylique, les préoccupations de l’architecte pour maintenir ses gammes colorées non pas dans le décoratif mais « dans le fait architectural, le fait mural » [2]. Le peintre ne procède pas comme le feraient des restaurateurs du patrimoine en quête du ton juste, il compose et harmonise une œuvre bi-face que le miroir tout proche, révèle. Dans les séries Villa Madame (2024) exposées à la Galerie Maubert, la surface picturale combine deux images, celle d’un espace vide et l’autre plus abstraite qui serait la matérialisation d’une apparition de lumière.  


Son procédé, héritier d’une vibration d’ondes colorées déployée numériquement comme des nappes sonores et visuelles aléatoires, s’épanche sur la toile depuis une dizaine d’années. Les paroles de Socrate extraites du texte de Paul Valéry Eupalinos ou l’architecte résonnent admirablement ; « cette nappe immense et accidentée, qui se précipite sans répit, roule vers le néant toutes les couleurs ». Et ses apparitions successives se sont transformées en microsillons qui accrochent les particules de lumière des toiles abstraites intitulées Lyre. L’œuvre s’apprécie d’un regard oblique, rasant. « D’où vient la lumière, du fond de la toile ou du voile ? »


La texture striée préalablement vient retenir la dispersion de pigments dans la couche finale de peinture projetée. Cette technique, qui joue des aspérités de la surface, renvoie aux réflexions de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux sur le « Lisse et le strié », à savoir « ce qui occupe l’espace lisse, ce sont les intensités, les vents, et les bruits, les forces et les qualités tactiles et sonores, comme dans le désert, la steppe ou les glaces. Craquement de la glace et chant des sables. Ce qui recouvre au contraire l’espace strié, c’est le ciel comme mesure et les qualités visuelles mesurables qui en découlent »[3].


Adrien Couvrat comme d’autres avant lui (Paul Klee), explore la dimension haptique de la peinture par sa qualité, sa matérialité spectrale. Au-delà des découvertes de l’art optique, son approche poursuit aussi les recherches menées dès la fin des années 60 sur la couleur[4] et leurs applications à l’architecture. Ainsi les dégradés réalisés en façade pour sa Couleur tombée du ciel (2022)[5] renvoient au nuancier impressionniste d’Albert Vanel, qui peut lui-même s’apparenter formellement aux recherches de Sherrie Levine et ses Melt Downs (1989-1991). L’artiste appropriationniste y transcrit géométriquement son analyse des données chromatiques de chef-d’œuvres impressionnistes.


« Vivre dans un tableau »[6], tel pourrait être l’adage de cette peinture-environnement qui émane des paravents et murs de briques réalisés par Adrien Couvrat. L’artiste s’attarde aussi sur le rythme et le sens des mouvements internes à l’image ; le sens des guerriers assyriens sur les bas-reliefs du Musée du Louvre, de gauche à droite, le parcours de la lumière sur toute une journée dans son animation 3D de l’Annonciation de Fra Angelico (2023-2024) ou encore dans la série Poursuite (2019-2024), de sobres halos sur fond noir. Qu’elle soit figurative ou abstraite, la composition des peintures renvoie à la délicatesse infinie de l’effleurement de la surface.


Alexandra Fau
Critique d’art et commissaire d’exposition





[1]
Phrase issue du texte de Paul Valéry Eupalinos ou l’architecte, 1921.

[2] Le Corbusier, Salubra, claviers de couleur, Éditions Salubra, Bâle, 1931

[3] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Éditions Minuit, 1980, p.598

[4] Colloque en mars 2024 à l’École des Arts Décoratifs autour des recherches de Yves Chanay et Albert Vanel et à la Bibliothèque Kandinsky.

[5] Mur de briques émaillées, 5 x 12 m, Theop, Paris 15ème

[6] Extrait de l’entretien avec Adrien Couvrat en souvenir de sa visite de la Villa « Le Lac » Le Corbusier dont les couleurs auraient été modulées à partir du Triomphe de Galatée de Raphaël.



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