Sylvie Fanchon, Sans titre (Tableaux Scotch), 2016
Sylvie Fanchon, Sans titre (Tableaux Scotch), 2016
Agnès Geoffray, Surveillance
Inspiré d’un fragment de Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès
Agnès Geoffray, Surveillance
Inspiré d’un fragment de Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès
Isabelle Ferreira, L’invention du courage (o salto), SH, 2022
Isabelle Ferreira, Lacunes X, 2021, feutre sur papier, 29,5 x 40 cm
Sara Favriau, Saison noire n°2, 2022
Sara Favriau, Saison noire n°2, 2022
Nathalie Elemento, Dominique, 2022, métal peint,135 x 62 cm
Nathalie Elemento, Papier gravé, 2019
Joachim Bandau, Black watercolor, 2004
Joachim Bandau, Yellow watercolor, 2006
Jonas Delhaye, Synthèse, 2012-2017
Jonas Delhaye, Etant donnée, 2017
Créer à partir de l’absence : d’un petit rien qui peut tout changer et devenir la pierre angulaire de l’œuvre finale. C’est ce que nous proposent les artistes réunis pour cette exposition collective à la galerie Maubert. Comment l’œuvre « réservée » se révèle. Comment l’ajout (voire l’accumulation) conduit à une disparition qui progressivement construit l’œuvre.
Depuis le début des années 1990, Sylvie Fanchon suit un ensemble de contraintes préalablement fixées pour peindre et puise dans un réservoir de motifs issus d’éléments de langage et de culture visuelle existants. Elle se restreint à l’usage de deux couleurs par tableau, souvent appliquées en aplat, interrogeant sans cesse le rapport entre deux valeurs colorées. Depuis 2014, dans la série des Tableaux-Scotch ou bien les grands muraux in situ, l’artiste applique une première couleur puis positionne des bandes adhésives qui envahissent la surface du tableau avant de recouvrir le tout d’une nouvelle couleur. Lors du retrait des scotchs, les motifs apparaissent alors en réserve. Ces compositions révèlent la superposition délicate des peaux de peinture, troublant la relation entre le fond et la forme, jouant souvent du positif/négatif et du recto/verso.
Chez Nathalie Elemento, le point de couture (appliqué sur le papier, la toile, le bois et même le plomb) a progressivement disparu de son travail : seules restent, aujourd’hui, en réserve, les traces pointillées évoquant la suspension (du langage notamment) tout en restant signe de continuité, de lien. Elles témoignent du pli potentiel et surtout du choix de l’artiste de fixer l’« état » d’une sculpture. Les boîtes « cartons » évoquent des notions de départs et de mouvements (le déménagement par exemple), mais elles contiennent en elles-mêmes, une fois posées, le paradoxe de la stabilité. La boîte induit la notion d’intériorité (les choses et les objets qui nous habitent) ainsi que les possibilités de postures, de pliures ou de retraits divers telles des retranscriptions d’émotion(s).
Dans un travail entre peinture et sculpture, Isabelle Ferreira présente dans cette exposition des portraits de sa série L’invention du courage (O’Salto), qui évoquent les photographies déchirées des migrants portugais fuyant la dictature de Salazar. Ce sont des présences frontales en partie effacées à la surface du bois ou juxtaposées à des aplats de couleur aux formes déchirées. Leur force se joue sur un regard, un sourire, une intention qui peut, à la fois, nous rendre proche autant qu’étranger.
Ce travail par la soustraction est assez naturel chez le sculpteur : enlever de la matière à un bloc de marbre ou de bois par exemple. Agnès Geoffray sculpte ici, en creux, dans l’aplat du mur pour révéler la blanche et sauvage rugosité du plâtre qui contraste avec le mur lisse et vif. Telle la matrice négative d’une gravure qui ne connaitra pas de tirage, Agnès Geoffray fait résonner, au cœur de la faiblesse du mur, cette phrase issue et inspirée du Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès : « Je veux surveiller chaque battement de tes cils, chaque souffle sur ta poitrine, l’oreille collée contre toi, je surveillerai ton corps ».
Il est toujours intéressant de s’attarder sur les dessins de sculpteurs. Joachim Bandau, par exemple, depuis les années 1980, emploie l’aquarelle sur de grandes feuilles de papier blanc, étalant de multiples couches de peinture gris clair qui, par leurs superpositions et juxtapositions successives, constituent des strates rectangulaires noires ou évanescentes. Il opère alors une régression du plan à la ligne (la superposition délicate de deux aplats crée le trait) et une progression de l’aplat au volume (par les modelés qui apparaissent et construisent des formes).
« Le regardeur décode l’œuvre à l’envers », livre l’artiste, évoquant la composition de ces peintures à partir d’une multitude de peintures individuelles (parfois plus d’une quarantaine de couches), ainsi que le rendu fragile et liquide. « Chaque nouvelle surface est une réponse à la précédente, disposée selon un arrangement intuitif dans une séquence temporelle. Je passe parfois des mois, des années sur une œuvre. ». Ce n’est que le geste final (la dernière couche) qui livre l’œuvre finale, tout comme le dernier scotch enlevé chez Sylvie Fanchon.
En regardant de près, les
Black Watercolors ne sont pas parfaitement rectilignes, mais présentent des coins courbés et des lignes tracées à la main qui serpentent subtilement. La superposition des couches d’aquarelle est de l’ordre de la sculpture, comme une masse en train de s’ériger à partir du vide. Les
Black Watercolors oscillent entre pénétration de la lumière et réflexion. Ce sont des études autour de l’envahissement et de l’isolement. La continuité du travail de sculpture autour des bunkers, eux aussi des lieux de repli et de déploiement.
Tout en dégradés de gris, ces aquarelles évoquent des décompositions photographiques du mouvement, comme si chacune d’entre elles était la capture des déplacements successifs d’un même bloc de couleur, mu par d’incessants va-et-vient des zones les plus opaques aux plus translucides. C’est une durée enregistrée sur le papier comme les débuts du cinéma et la chronophotographie. L’incursion dans le jaune (2005-2006) est d’ailleurs assez intuitif chez Joachim Bandau : le jaune est l’excès de lumière, là où le noir évoque l’absorption de la lumière.
Finalement le lien au photographique est essentiel. Révéler l’invisible, le non accessible, c’est ce que nous propose Jonas Delhaye : les films-diapositives de Etant donnée ont été produits à travers le trou d’une serrure d’une chambre du Château de Kerguéhennec. N’ayant accès qu’au couloir transformé alors en chambre noir, Jonas Delhaye donne à voir l’intérieur inconnu d’une chambre habitée et sa fenêtre sur le paysage. Ce travail évoque plastiquement la peinture de Vermeer, conceptuellement le voyeurisme créateur duchampien, et poétiquement la rêverie de Bachelard : « La maison regarde par le trou de la serrure » (La poétique de l’espace, 1957).
Gilles Clément nous explique qu’une grande catastrophe est parfois à l’origine d’un renouvellement : lorsqu’un incendie décime une forêt, des graines centenaires peuvent se réveiller et c’est ainsi que l’on a pu voir germer des espèces disparues. Sara Favriau nous propose de sculpter à partir de la disparition.
Saison noire n°2, est une série de douze sculptures réalisées avec du bois calciné : des branches, glanées dans le jardin d’arbres remarquables du Domaine d’Harcourt, sont taillées, sculptées puis "cuites" dans un feu collectif. Paradoxalement, le feu raffermit et assainit le bois, comme l’effet d’une cuisson de céramique. Cette seconde vie et la transformation des sculptures, questionnent la pérennité de l’œuvre après destruction et sa possible résurrection.