L’abandonnée, 2020
Tirage pigmentaire, 80 x 60 cm
A night view, Gustave Doré, 2021
Tirage pigmentaire, 140 x 103 cm
L’hydracropsychisme, 2020
Tirage pigmentaire, 40 x 50 cm
Vues d’Amérique, 2021
Tirage pigmentaire, 108 x 155 cm
Le Funambule, 2021
Tirage pigmentaire, 108 x 155 cm
L’attaché, 2022
Tirage pigmentaire, 55 x 40 cm
Niagara 38, 2020
Tirage pigmentaire, 127 x 140 cm
Niagara Rapids, 2020
Tirage pigmentaire, 127 x 140 cm
L’échappée, 2021
Tirage pigmentaire, 93 x 63 cm
Sam Patch, 2022
Tirage pigmentaire, 50 x 38 cm
Tourments, 2022
Tirage pigmentaire, 38 x 50 cm
Actias Saturniidae, 2022
Tirage pigmentaire, 100 x 87.5 cm
L’appel, 2022
Tirage pigmentaire, 30 x 43 cm
Pour Agnès Geoffray, l’épigraphe du roman Les Chutes de Joyce Carol Oates a été une vision. Des mots extraits du Journal du Dr Moses, rédigé à la fin du XIXème siècle, exposant les symptômes de l’hydracropsychisme, sorte de syndrome de Stendhal des chutes du Niagara :« les yeux de la victime envoutée sont fixes et dilatés », l’œil hypnotisé par la cataracte, la volonté de l’âme terrassée, le corps est enchaîné à sa disgrâce fatale… si un bras ferme ne le retenait, ferme jusqu’à se battre contre la folle aspiration du vide.
Sous le titre Les Chutes, Agnès Geoffray a fait de sa vision images : reproduction par captation, vues stéréoscopiques, plaques de verre d’anonymes du XIXème, gravures de maîtres anciens, photogravures de presse, couvertures de livre, et mises en scène avec femmes, main, papillon, yeux. La collecte de représentations anciennes, leurs captations, documentent des jeux de vide et de hauteurs, d’admiration et de fascination : silhouettes au bord du précipice à la manière des scènes de la nature d’un William Gilpin au XVIIIème siècle, ou contemplant à l’abri la trainée blanche écumante, funambule sur un filin ; jeux d’eau tumultueux qui courent vers le regard dont la bouillonnante coulée pourrait l’emporter, dans le lointain se cabrent juste avant que le fracas ne s’abatte sur de frêles habitations, combattent le sauvetage d’une femme sans connaissance, soutenue par le bras ferme d’un homme foulant les vagues. De clichés paysagers en clichés romantiques, un fil invisible se tisse. Air et eau se retrouvent dans les mises en scène de corps féminins et d’un environnement qui accuse leur solitude : femme au fond de l’eau, assise dans une blanche robe vaporeuse ; sur un promontoire, le bleu de la robe sculpté par le vent jouant avec les variétés lumineuses du ciel et de la mer. Entre des silhouettes seules ou par deux, et la localisation en profondeur ou en hauteur des héroïnes, vibre un corps disparu dans un nuage humide de molécules dû aux tonnes d’eau écroulées.
On attend la chute d’un corps. Vous ne le verrez pas, murmure Agnès Geoffray. Le drame est dans les écarts, comme le diable dans les détails. Entre le temps du désir qui est envol, ravissement, et le temps du corps ravi, dépossédé de sa propre orientation, il y a le vertige de l’arrachement. Les images d’Agnès Geoffray oscillent entre deux façons de s’envoler. Deux façons de dire le transport : dans les nuages d’une rêverie, ou dans les embruns effaçant la chute jusqu’au corps.
Tout se joue à la périphérie de l’œil du spectateur où dansent des images contaminées à l’hydracropsychisme et aux transports du ravissement et son effondrement. Car Les Chutes remonte au grand bain imagier du siècle de Madame Bovary. Agnès Geoffray en a extrait et réalisé un jeu d’écarts spatiotemporels. Aucune de ces images n’agite la furie d’un regard, et la ronde tissée par un lien invisible passe indifféremment tel un suspense de l’effet d’une nature qu’Agnès Geoffray ne compose pas, et qu’on qualifie de sublime, à des états de solitude romanesque des corps et de l’âme, entre attente et envoûtement. La transe est à l’œuvre. À la fois transport de l’air et de l’eau, passage des hauts et des bas, des proches et des lointains, traversée de l’espace dans le temps entre imagerie, images anciennes, mises en scène. Les écarts entre forme et passion de l’imagination composent ici et là des sensations intériorisées. Le fil invisible tisse ce que l’âme tait.
Le vertige du contemporain est l’opération d’un fil perdu mais libre de renouer un lien sous le régime du sensible. Main avec un fil rouge à l’annulaire, papillon de nuit, yeux sans visage, femmes flottantes en eau trouble ou face au vent … on dirait qu’il n’y a pas de rapport, où sont les chutes ? Interloqué comme à une projection on attend un plan qui tarde et qui, finalement, n’arrive pas. Le fait d’attendre, d’anticiper un enchaînement ne se fait pas sans les images extérieures à celles qu’on se fabrique, tels des corps qui font fantasmer, créent des visions où toutes les inclinaisons sont possibles. Agnès Geoffray esquive le choc, le monstrum, la démonstration. Ne pas montrer la chute est un art et un exercice de résistance musculaire : se désenchaîner au lieu de se déchaîner de douleurs sur la perte. Faire une image revient ici à créer des amorces, moins appât ou séduction que mèche d’une longueur indéterminée, qui n’atteindra peut-être pas le baril de poudre. Pas de papillon au fond de la freloche. Sur fond noir, les ailes animent envols et chutes. Nulle alliance au doigt marqué de rouge,… mais un fil aux terminaisons libres de virevolter, liées et déliées en fonction du vent.
Résister au panneau des ressemblances, jouer contre ses formes les plus illustratives, contrarier l’effondrement ou le modèle psychopathologique, in fine, Les Chutes est la hantise de visions : les « yeux fixes et dilatés » appellent nos dérives imaginaires. Les jeux d’écarts ne s’acoquinent pas avec l’image d’une réalité funeste, ils dansent et sautent sur les rétines comme sur les murs. Agnès Geoffray a le bras ferme mais souple du partenaire avec qui on danse la première fois. Tout bouge alors que tout est fixé, des débords malgré les bords, un art rendu à son pouvoir flottant. Au spectateur de chuter, rêver, fantasmer une nouvelle inclinaison, le corps dans l’espace vide de sa solitude, le regard ne répond plus, absorbé par le vertige des visions.
Corinne Rondeau, critique d'art