L’invention du courage (o salto), 2022, LY, acrylique sur bois, 60 x 30 x 2,5 cm
L’invention du courage (o salto), AF et K, 2021, acrylique sur bois, 27 x 43 x 3 cm et 22,5 x 36,5 x 2,5 cm
L’invention du courage (o salto), CR, 2021, acrylique sur bois, 20.5 x 27 x 2.5 cm
L’invention du courage (o salto), AJF, 2021, acrylique sur bois, 35 x 40 x 4 cm
L’invention du courage (o salto), SAF, 2021, acrylique sur bois, 24,5 x 31 x 3 cm
L’invention du courage (o salto), MD, 2021, acrylique sur bois, 35 x 40 x 4 cm,
L’invention du courage (o salto), R, 2021, acrylique sur bois, 40 x 44 x 22,5 cm
Pétales #24, 2020, acrylique sur papier, 52 x 62 cm, (Deux variations possibles parmi une multitude de variations à l’infini), photo ©Rebecca Fanuele
Pétales #24, 2020, acrylique sur papier, 52 x 62 cm, (Deux variations possibles parmi une multitude de variations à l’infini)
Staccato, 2021. Intervention in Situ, acrylique sur papier, 195 x 114 cm. Vue d’exposition La parole donnée, EAC Les Roches, 2021, photo ©Blaise Adilon
Staccato, 2021. Intervention in Situ, acrylique sur papier, 195 x 114 cm, photo ©Blaise Adilon
Pétales #11, 2021, acrylique sur papier, 52 x 62 cm, (Deux variations possibles parmi une multitude de variations à l’infini)
Pétales #11, 2019, acrylique sur papier, 52 x 62 cm, (Deux variations possibles parmi une multitude de variations à l’infini) photo ©Rebecca Fanuele
Subtraction (branco), 2019, bois, acrylique, 250 x 122 x 1 cm, photo ©Rebecca Fanuele
Notre feu, 2021, planche de CP, feutrine, laine bouillie. Photo ©Blaise Adilon
Part la nuit (#2), 2022 Papier déchiré sur reproduction de photo Lapie, cadre bois teinté noir et verre anti-reflet, 27 x 45 cm. ©Rebecca Fanuele
Part la nuit (#5), 2022 Papier déchiré sur reproduction de photo Lapie, cadre bois teinté noir et verre anti-reflet, 27 x 45 cm. ©Rebecca Fanuele
Vue de l'exposition "9 jours et une vie" à la galerie Maubert. ©Rebecca Fanuele
Texte de la commissaire de l'exposition Sonia Recasens : "La frontière nous a traversé.e.s"
9 jours. Une vie
9 jours de voiture, de marche, de camion et de marche encore
9 jours de faim, de soif et d’épuisement
9 jours à marcher, manger et dormir comme des bêtes, avec les bêtes
9 jours. Une vie.
9 jours la peur au ventre, les pieds en sang
9 jours de routes, de sentiers, de rails, de cols, de pentes, de montées
9 jours de clandestinité
9 jours. Une vie
9 jours aux mains des passeurs
9 jours. 2 frontières au péril de nos vies
9 jours à la merci des policiers
9 jours. Une vie
Ici, ailleurs
9 jours de calvaire pour fuir la misère
Hier, demain
9 jours de galère pour une vie meilleure
9 jours et une vie
« Nous n’avons pas traversé la frontière, la frontière nous a traversés » pouvait-on lire sur une affiche brandie par des migrants lors d’une manifestation à Dallas le 4 avril 2006. La frontière s’affirme telle une plaie béante, qui sépare les terres, divise les peuples et fissure les corps. Une faille qui traverse les œuvres d’Isabelle Ferreira présentées à la Galerie Maubert dans l’exposition 9 jours et une vie. Cette dernière rend hommage aux pèlerins oubliés du o salto[1]. Le grand saut, par-delà les frontières, réalisé par des milliers de migrants Portugais dans les années 1960, fuyant la dictature[2], la misère et les guerres coloniales[3]. 20 000 en 1958, les Portugais sont 750 000 en 1975 à vivre et travailler en France. Un grand saut réalisé dans un climat tendu de clandestinité avec d’un côté la répression par la dictature de Salazar qui refuse et interdit même l’émigration vers la France en 1955. De l’autre, une France en pleine croissance économique, demandeuse de mains d’œuvre bon marché pour reconstruire le pays. Et au milieu, des filières de passeurs qui organisent le voyage de milliers d’hommes d’abord, puis de femmes et d’enfants, à travers les Pyrénées par tous les temps, à pieds, en voiture, entassés dans des camions de bétail, hébergés dans des granges, et sous la menace policière salazariste et franquiste. Entre l’archéologie et l’autopsie d’un territoire, Isabelle Ferreira fouille les entrailles de ce paysage franchit par des hommes et des femmes au péril de leur vie, dans la série Par la nuit (2022). L’artiste recouvre de papier noir des copies noir et blanc de vues aériennes des Pyrénées prises à basse altitude entre 1958 et 1962 et éditées par la société LAPIE. À l’aide d’un cutteur, l’artiste crée une faille sur le voile de papier noir, qu’elle creuse ensuite avec ses doigts, dessinant des tranchées d’où émergent des fragments de paysage. Ce dernier, voilé, caché et reconfiguré par la main de l’artiste, renvoie au voyage fragmenté des migrants clandestins, contraint de se cacher (dans des voitures, des camions, des trains) et de marcher de nuits à travers les montagnes. Des marches interminables sur des routes escarpées, que souligne la série Ibili ! (2022), composée de sept bâtons de marche dont chacun porte le nom d’un pèlerin du o salto : Manuel Torres, José Antonio Augusto Moreira, Francisco Gonçalves, Maria de Lourdes Machado, Francisco da Costa Carçao, Paulo, Marta. Signifiant « Allez ! » en basque, « ibili » est le mot répété par les passeurs, dans une injonction à continuer, à avancer plus vite pendant les longues et ardues traversées de la frontière. Une pénibilité suggérée par la myriade d’agrafes, dont l’artiste a recouvert chaque bâton. Séduisantes de part leur pouvoir d'ornementation, les agrafes alourdissent dans le même temps le poids des bâtons, présageant une marche entravée, une émigration éprouvante. Un voyage qui marque les corps, blesse les pieds, épuise les muscles, essouffle les poitrines et tiraille les ventres. Dans le film documentaire de José Vieira intitulé La Photo déchirée (2002)[4], un homme résume ainsi son périple :
La faim, les pieds nus, plus de chaussure. Tout était en lambeaux… C’est la vie de l’immigré !
Des chaussures, des corps et des rêves en lambeaux, comme ces fragments de feuilles peintes agrafées au mur puis arrachées d’un geste précis et efficace dans Staccato présentée à la Galerie Maubert. L’œuvre emprunte ses dimensions au format standard de l’Académie, le châssis 120P, qui correspond au paysage. Réalisée in situ, Staccato se construit dans un corps à corps avec la matière et l’architecture, en attaquant le mur d’un geste énergique répété jusqu’à l’épuisement. Une physicalité, que l’on trouve déjà dans la vidéo Tableau de 8 minutes (2003), où l’artiste escalade un terril jusqu’à son sommet avant de disparaître, comme une évocation de tous ces corps ouvriers avalés par les mines. Réalisée il y a vingt ans, cette œuvre, qui performe le labeur en lien avec le paysage, annonce puissamment ses recherches sur le grand saut, par-delà les montagnes, effectué par des milliers d’anonymes. Par fragmentation ou soustraction, l’artiste n’a de cesse d’explorer cette invention, qu’est le paysage. Une construction de l’Homme, à l’image de la cartographie et des frontières, qui ne sont finalement que des fictions esthétiques disciplinant les terres et les peuples. Isabelle Ferreira crée de nouveaux cadrages, de nouveaux points de vue sur ces paysages, questionnant les frontières, les déplacements, dans la lignée d’artistes comme Nil Yalter, qui, avec la série C’est un dur métier que l’exil[5], engageait dès les années 1970 un travail sociocritique sur les conditions de vie et les aspirations des populations immigrées turques et portugaises en France.
D’un geste radical, en apparence difficilement contrôlable, l’artiste sort des ténèbres de l’oubli les fragments d’une histoire refoulée de la mémoire collective. Un refoulement entretenant le stéréotype d’une communauté « sans histoire », facilement intégrée, en comparaison des Algériens[6].Avec pudeur et sensibilité, Isabelle Ferreira explore l’histoire de cette communauté invisible, qui est aussi celle de ses parents, et de son père en particulier, pour rendre hommage à ces hommes et ces femmes, qui hier comme aujourd’hui, prennent les routes tortueuses de l’immigration dans l’espoir d’une vie meilleure.
C’est comme si par un total retournement, il appartient aux enfants de faire exister les parents, de les faire naître à la vie politique, de les réhabiliter dans leur identité totale, sociale et politique[7].
Un processus de réhabilitation que l’artiste poursuit avec la série L’invention du courage (o salto) initiée en 2021, où elle s’intéresse à l’usage singulier de la photo déchirée mis en place dans les filières de migration entre les passeurs et les clandestins. Tel un contrat, la photo du candidat à l’immigration est déchirée : au moment du départ, une première moitié est confiée à sa famille ou à ses proches restants au pays ; une seconde moitié, conservée par le migrant pendant toute la durée de son périple, est renvoyée à la famille à son arrivée en France, pour déclencher le paiement du solde. Fascinée par la symbolique de ce contrat original, l’artiste poursuit l’exploration d’une parole incarnée par un objet dans la tradition des « tessères d’hospitalité »[8] et autres « endentures »[9].
Isabelle Ferreira est plus particulièrement interpelée par le geste de la déchirure, qui marque le début du O salto, et qui fait puissamment échos à son travail plastique. La déchirure est un geste récurrent de son processus créatif que l’on retrouve aussi bien dans Staccato que dans Pétales. Ces dernières sont composées de fragments de papiers peints à la bombe acrylique et déchirés, avant d’être enfermés dans un cadre pour former une combinaison picturale renvoyant au paysage, fruit du hasard, sans cesse renouvelée au gré des mouvements. Avec L’invention du courage (o salto), l’artiste introduit l’image pour la première fois dans son œuvre, en transférant des photos d’anonymes soigneusement collectées, sur des planches de contreplaqué qu’elle vient déchirer d’un geste limite pouvant conduire à la destruction du support. Ces portraits accrochés au mur, en partie recouverts d’aplats de couleur et / ou de laine, nous touchent aux sens et au cœur, nous extirpent de notre indifférence générale et nous rappellent à notre humanité, à notre capacité d’accueil. Par ces gestes de recouvrement de l’ordre du soin, l’artiste œuvre à protéger et redonner une dignité à ces milliers d’anonymes sans papier et sans parole, qui débarquèrent sur les quais de la Gare d’Austerlitz pour atterrir le plus souvent dans les bidonvilles de la région parisienne où vivaient aussi Algériens, Espagnols, Marocains…
La France nous accueillait à chantiers ouverts et nous logeait dans des taudis[10].
Le rêve d’une vie meilleure commence ainsi par le cauchemar des bidonvilles et des conditions de vie précaires immortalisées par le photographe Gérald Bloncourt, témoin privilégié du o salto. Aux photographies de Bloncourt répond aujourd’hui le dernier film du cinéaste Pedro Costa Vitalina Varela (2019), dont l’intrigue se passe dans le bidonville de Cova da Moura dans la banlieue de Lisbonne. Un bidonville où vivent des immigrés, principalement du Cap Vert, ancienne colonie Portugaise, venus travailler dans le bâtiment. D’une rive à l’autre, d’un siècle à l’autre, les rêves s’échouent dans des baraques de tôles et de rebuts de chantier. Ces images d’habitats précaires entretiennent une puissante proximité esthétique avec les créations d’Isabelle Ferreira, dont le vocabulaire plastique cultive une économie de moyens et puise ses gestes, outils et matières dans les champs du chantier (briques, contreplaqué, marteau, agrafeuse..).
Vous voyez ceux qui viennent en Espagne, qui meurent noyés, qui sont emprisonnés. On voit ça tous les jours. Je vois ça et je pleure en pensant à ce que j’ai enduré. Ce que j’ai vécu, d’autres le vivent maintenant.[11]
Avec l’exposition 9 jours et une vie, Isabelle Ferreira ambitionne de faire droit à ces hommes et ces femmes, d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, pour les accueillir dans les mémoires, jusqu’à parvenir à ce que Gilles Deleuze nomme la splendeur du « On » : tour à tour l’artiste, le regardeur, les clandestins, les réfugiés, les premières, deuxièmes, troisièmes générations d’enfants d’immigrés…
L’immigration est une déchirure, une suite de ruptures et de séparations : le pays que l’on quitte est aussi celui où l’on ne revient jamais. Par ses déplacements entre passé et présent, intime et collectif, personnel et politique, les œuvres d’Isabelle Ferreira ouvrent des interstices - les contours fibreux des papiers déchirés ; les dentelures du bois fragmenté ; les brèches des photos fissurées – où se loge une promesse hospitalière.
Sonia Recasens
Critique d’art et commissaire d’exposition
[1] Littéralement : « le saut ». Expression utilisée par les Portugais pour désigner cette immigration par-delà les frontières.
[2] L'Estado Novo, régime autoritaire de la Deuxième République portugaise, en place du 19 mars 1933 au 25 avril 1974. La figure centrale de ce régime est António de Oliveira Salazar.
[3] Guerres coloniales en Angola, Mozambique, Guinée-Bissau de 1961 à 1974
[4] José Vieira, La photo déchirée, chronique d’une émigration clandestine, 2002, documentaire, 52mn
[5] Titre est emprunté au poète turc Nazim Hikmet (1902-1963),
[6]L’historienne Marie-Christine Volovitch-Tavares explique dans son ouvrage 100 ans d’histoire des portugais en France (2016) comment le discours convenu sur l’installation facile des Portugais en France, servait à entretenir le stéréotype de l’intégration difficile des Algériens.
[7] Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, les enfants illégitimes, Paris, Editions Raison d’Agir, 2006, p.177
[8] La tessère d’hospitalité était un pacte de solidarité entre deux citoyens, deux villes, sous la forme d’un objet en ivoire, en bois, composé de deux parties qui s’emboitent.
[9] Les endentures étaient des contrats rédigés en deux exemplaires sur un même parchemin, qui étaient ensuite découpés en dents, qui devaient correspondre les unes aux autres pour authentifier le contrat.
[10] José Vieira, La photo déchirée, chronique d’une émigration clandestine, 2002, documentaire, 52mn
[11] José Vieira, La photo déchirée, chronique d’une émigration clandestine, 2002, documentaire, 52mn