Pièces pour le temps présent.
Pour la première fois dans une galerie parisienne, Nicolas Floc’h présente un ensemble d’œuvres témoignant de ses recherches en milieu sous-marin menées au cours de ces dix dernières années. Il s’agit de photographies et de sculptures, centrées sur la question de l’habitat, tant des récifs artificiels que de la colonne d’eau, envisagées au prisme de la peinture.
Il n’aura échappé à personne que les temps changent, bien plus encore que ne l’imaginait Bob Dylan… Si par ailleurs l’art trouve une part de sa justification dans la représentation miroitante du monde, on peut alors le juger à l’aune de cette capacité ; et à ce petit jeu, peu d’élus parmi les innombrables appelés pourront se prévaloir d’apporter une réponse satisfaisante à cette injonction contradictoire : donner une image crédible de ce monde en dissolution, de cette planète que tout menace. Gageons que Nicolas Floc’h sera de ceux-là.
Cette part du monde à laquelle l’artiste s’intéresse ne constitue rien moins que sa matrice, la source ô combien fragilisée de toute la vie terrestre : la mer. Certes l’œuvre de Nicolas Floc’h est de nature processuelle, mais c’est par des objets, photographiques, picturaux et sculpturaux, qu’il en rend le plus souvent compte. Si les Japonais en placent au fond des océans depuis le 17ème siècle, c’est surtout vers le milieu du 20ème que le phénomène des récifs artificiels s’est réellement développé et ce, dans toutes les mers du monde. En effet, pour pallier la raréfaction de la ressource halieutique, on a pensé installer le long des côtes, dans les fonds sous-marins, des structures architecturales, parfois de véritables cités immergées, s’élevant jusqu’à trente-cinq mètres de hauteur, ceci afin de fixer la flore et la faune et ainsi régénérer le biotope. Floc’h a commencé par établir un inventaire quasi exhaustif de ces structures de fer ou de béton devenues invisibles à la plupart des humains, puis il les a photographiées, en plongeur professionnel qu’il est. C’est le sujet des images qu’il expose en différents formats, réalisées par des dizaines de mètres de fond et tirées en noir et blanc. Des images de ce genre, on n’en avait pas encore vues. Elles se situent aux antipodes de toute cette imagerie sous-marine qui, depuis le commandant Cousteau, est indissociable des effets spectaculaires, des violents contrastes lumineux. Les photographies de Nicolas Floc’h, au contraire, tiennent leur beauté singulière autant de leur rigueur documentaire que des équilibres inédits dont elles sont le théâtre.
Par ailleurs, de ces objets énigmatiques, il tire des sculptures au 1/10ème qu’il réalise lui-même en ciment lisse, après traitement en 3D et confection de moules. Ces objets d’allure minimaliste relèvent paradoxalement d’un art réaliste, comme pris sur le motif, en un va et vient constant entre le réel et sa représentation.
S’il fallait convoquer une autre catégorie des beaux-arts, c’est vers le dessin qu’on se tournerait pour qualifier ces photographies à la chambre de maquettes de filets réalisées par l’Ifremer afin de mieux étudier les modes de pêche. Un dessin dans l’espace, ready made en quelque sorte, à la redoutable fonctionnalité, une beauté à double détente, nourricière et vénéneuse, réaliste une fois encore en ceci qu’elle procède du réel le plus trivial.
Sculptures et photographies témoignent d’un paysage fortement signifiant, traversé par les courants violents de l’esthétique autant que de l’éthique. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est bien, au sein même de visions fascinantes et mystérieuses, d’un art engagé qu’il s’agit. Non pas d’une posture moralisatrice, mais bien plutôt de la conviction qu’il ne saurait y avoir d’esthétique sans inscription au cœur des phénomènes, au sein de la couleur du temps. Cette couleur du temps, Nicolas Floc’h la qualifie de « glaz », un adjectif breton qui recouvre un spectre allant du vert au bleu et que restituent assez bien ses photographies en couleur de la colonne d’eau. Car c’est une autre obsession qui traverse son œuvre et qui relève, celle-là, de l’histoire de la peinture, celle du monochrome précisément. Cette « couleur seule », il ne l’obtient pas du traditionnel tube, mais bien de ces phytoplanctons, micro-algues qui teintent l’eau en « glaz ». Il parvient à produire cette couleur variable au moyen de cyanobactéries et d’un photobioréacteur, cette même phycocyanine dont il recouvre les murs qu’on met à sa disposition. Le phytoplancton, on le sait, constitue la base de toute vie ; c’est lui qui, il y a des milliards d’années, en synthétisant la chlorophylle, a transformé une part du CO2 en oxygène, rendant ainsi possible la vie végétale et animale, cette vie qu’à présent ce même CO2 menace à nouveau. Cette peinture vivante, l’artiste la rend visible tantôt au moyen de la photographie, tantôt par le truchement de la fresque.
En inscrivant son travail dans des catégories anthropologiques autant qu’artistiques, Nicolas Floc’h produit une œuvre emplie d’une beauté inédite, obtenue par les moyens de l’art autant que par l’observation d’un monde en perpétuelle transformation, plein de promesse et de désespoir : le nôtre assurément.
Jean-Marc Huitorel, décembre 2018